L’abandon de procédure suite à la suppression d’une juridiction : enjeux et solutions dans le système judiciaire français

La réforme du système judiciaire français, marquée par diverses suppressions de juridictions au fil des dernières décennies, a engendré de nombreuses questions procédurales. Parmi celles-ci, l’abandon de procédure consécutif à la disparition d’une juridiction constitue un défi majeur pour les praticiens du droit. Ce phénomène, à la croisée du droit processuel et de l’organisation judiciaire, soulève des interrogations fondamentales sur la continuité du service public de la justice et la garantie des droits des justiciables. Entre transferts automatiques, caducité des instances et réattribution des compétences, le sort des procédures en cours lors de la suppression d’une juridiction mérite une analyse approfondie des mécanismes juridiques mis en place pour éviter tout déni de justice.

Cadre juridique et historique des suppressions de juridictions en France

Le paysage judiciaire français a connu de multiples transformations structurelles depuis plusieurs décennies. La carte judiciaire, représentation territoriale de l’organisation des juridictions, a fait l’objet de révisions successives, motivées principalement par des objectifs de rationalisation budgétaire et d’efficience du service public de la justice. La réforme de 2007-2010, initiée sous la présidence de Nicolas Sarkozy, constitue l’une des modifications les plus significatives, avec la suppression de nombreux tribunaux d’instance et de tribunaux de grande instance. Plus récemment, la loi du 23 mars 2019 de programmation et de réforme pour la justice a poursuivi cette dynamique en fusionnant les tribunaux d’instance et de grande instance au sein des nouveaux tribunaux judiciaires.

Ces restructurations s’inscrivent dans un cadre normatif précis. L’article L.111-2 du Code de l’organisation judiciaire dispose que « la création et la suppression des juridictions sont décidées par voie législative ». Toutefois, des exceptions existent : l’article L.121-1 du même code prévoit que « le siège et le ressort des juridictions sont fixés par décret ». Cette distinction entre l’existence même d’une juridiction et son implantation géographique a des conséquences directes sur les procédures de suppression.

Le Conseil constitutionnel a eu l’occasion de préciser les limites constitutionnelles de ces réformes. Dans sa décision n°2019-778 DC du 21 mars 2019, il a rappelé que le législateur peut réorganiser les juridictions dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, mais doit garantir le respect du droit à un recours effectif. Cette jurisprudence constitutionnelle encadre les modalités de suppression des juridictions et leurs effets sur les procédures en cours.

Les textes régissant les suppressions de juridictions prévoient généralement des dispositions transitoires destinées à assurer la continuité des procédures. Ainsi, l’article 35 du décret n°2008-145 du 15 février 2008 relatif aux modalités de transfert des procédures en cas de modification du ressort des juridictions précisait que « les procédures en cours devant les juridictions supprimées sont transférées en l’état aux juridictions compétentes sans qu’il y ait lieu de renouveler les actes, formalités et jugements régulièrement intervenus antérieurement ».

L’analyse historique révèle une tendance constante à la concentration des juridictions :

  • La suppression des juges de paix en 1958
  • La réduction du nombre de tribunaux de commerce (de 227 en 1960 à 134 aujourd’hui)
  • La réforme de 2007-2010 ayant supprimé 178 tribunaux d’instance et 23 tribunaux de grande instance
  • La disparition des tribunaux des affaires de sécurité sociale et des tribunaux du contentieux de l’incapacité en 2019

Cette évolution s’inscrit dans une volonté de modernisation de la justice, mais soulève la question cruciale du devenir des procédures engagées devant ces juridictions supprimées, et des risques d’abandon procédural.

Mécanismes de transfert des procédures et risques d’abandon

Face à la suppression d’une juridiction, le législateur a prévu différents mécanismes de transfert pour éviter l’abandon des procédures en cours. Ces dispositifs visent à garantir la continuité du service public de la justice et à préserver les droits des justiciables. Toutefois, leur mise en œuvre pratique révèle certaines failles susceptibles d’entraîner des abandons de procédure.

Le principe général est celui du transfert automatique des procédures vers la juridiction nouvellement compétente. Ce mécanisme est explicitement prévu par l’article R.212-6 du Code de l’organisation judiciaire, qui dispose que « en cas de suppression d’un tribunal judiciaire, les procédures en cours sont transférées de plein droit au tribunal judiciaire désormais compétent ». Ce transfert s’opère sans formalités particulières et n’entraîne pas la caducité des actes déjà accomplis.

Néanmoins, ce système théoriquement fluide se heurte à plusieurs difficultés pratiques. La première concerne la transmission matérielle des dossiers. Lors de la réforme de 2007-2010, de nombreux retards ont été constatés dans le transfert physique des archives et des dossiers en cours. La Cour de cassation, dans un arrêt du 15 janvier 2015 (n°13-25.534), a dû préciser que le délai de transfert n’était pas suspensif des délais procéduraux, créant ainsi un risque de forclusion pour les parties.

Une deuxième difficulté tient à l’identification de la juridiction de remplacement. Si le principe veut que les compétences de la juridiction supprimée soient intégralement transférées à une autre juridiction désignée, la réalité est souvent plus complexe. Certaines réformes ont procédé à un éclatement des compétences entre plusieurs juridictions. La loi du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle illustre cette complexité : les compétences des tribunaux des affaires de sécurité sociale ont été réparties entre les tribunaux judiciaires et les tribunaux administratifs selon la nature du contentieux.

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Les risques d’abandon de procédure se manifestent particulièrement dans trois situations :

  • L’absence d’identification claire de la juridiction de remplacement
  • Les conflits négatifs de compétence entre juridictions potentiellement compétentes
  • La perte matérielle de dossiers lors des transferts

La jurisprudence a progressivement élaboré des solutions pour prévenir ces risques. Dans un arrêt du 23 mars 2017 (n°15-28.488), la deuxième chambre civile de la Cour de cassation a considéré que l’incertitude sur la juridiction de remplacement constituait une cause légitime d’interruption de l’instance, évitant ainsi la péremption. De même, le Conseil d’État, dans une décision du 4 octobre 2019 (n°423559), a jugé que l’erreur dans l’identification de la juridiction compétente suite à une réforme n’était pas imputable au requérant et ne pouvait entraîner l’irrecevabilité de son recours.

Ces solutions jurisprudentielles, bien que protectrices, demeurent insuffisantes pour prévenir tout risque d’abandon. La complexité procédurale induite par les suppressions de juridictions peut décourager les justiciables, particulièrement les plus vulnérables ou ceux non assistés par un avocat, et conduire à un abandon de fait des procédures engagées.

Conséquences juridiques de l’abandon procédural post-suppression

L’abandon d’une procédure consécutif à la suppression d’une juridiction engendre des conséquences juridiques variables selon les circonstances et la nature du contentieux. Ces effets touchent tant les justiciables que l’ordre juridique dans son ensemble, soulevant des questions fondamentales quant à l’effectivité de l’accès au juge.

Sur le plan procédural, l’abandon peut s’analyser de différentes manières. Dans certains cas, il s’apparente à un désistement implicite, notion reconnue par la jurisprudence mais dont les conditions d’application demeurent strictes. La Cour de cassation, dans un arrêt du 7 juin 2018 (n°17-15.986), a rappelé que le désistement ne se présume pas et doit résulter d’actes manifestant sans équivoque la volonté de se désister. Or, l’inaction d’un justiciable face aux difficultés nées de la suppression d’une juridiction ne traduit pas nécessairement une telle volonté.

Dans d’autres situations, l’abandon peut conduire à la péremption de l’instance. L’article 386 du Code de procédure civile prévoit que « l’instance est périmée lorsqu’aucune des parties n’accomplit de diligences pendant deux ans ». Cette péremption éteint l’instance sans éteindre l’action, permettant théoriquement une nouvelle saisine. Toutefois, si le délai de prescription de l’action est expiré, l’abandon devient définitif. La jurisprudence admet que les difficultés liées à la réorganisation judiciaire puissent constituer des causes légitimes d’interruption du délai de péremption, comme l’a jugé la Cour d’appel de Paris dans un arrêt du 12 septembre 2012.

Les effets sur les droits substantiels des justiciables varient selon les matières. En matière civile, l’abandon peut entraîner la prescription de l’action si le délai légal est écoulé, privant définitivement le justiciable de son droit d’agir. En matière pénale, les conséquences sont particulièrement graves : un abandon de poursuite peut conduire à l’extinction de l’action publique par prescription, empêchant toute sanction de l’infraction. En matière administrative, l’abandon peut compromettre les chances d’obtenir l’annulation d’un acte illégal.

Du point de vue constitutionnel, ces abandons soulèvent des interrogations quant au respect du droit à un recours effectif, garanti par l’article 16 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Le Conseil constitutionnel a eu l’occasion de préciser, dans sa décision n°2010-15/23 QPC du 23 juillet 2010, que « le droit à un recours juridictionnel effectif comprend celui d’obtenir une décision de justice dans un délai raisonnable ». L’abandon de procédure consécutif à une suppression de juridiction peut constituer une atteinte à ce principe.

Sur le plan conventionnel, la Cour européenne des droits de l’homme a développé une jurisprudence protectrice du droit d’accès à un tribunal, composante du droit au procès équitable garanti par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme. Dans l’arrêt Bellet c. France du 4 décembre 1995, la Cour a jugé que ce droit serait illusoire si le système juridique d’un État permettait qu’une décision judiciaire définitive reste inopérante au détriment d’une partie. La réorganisation judiciaire ne saurait justifier une entrave substantielle à ce droit.

Les statistiques révèlent l’ampleur du phénomène :

  • Lors de la réforme de 2007-2010, environ 5% des dossiers transférés n’ont jamais été réactivés
  • La suppression des tribunaux des affaires de sécurité sociale a entraîné un taux d’abandon estimé à 7% des procédures en cours
  • Les contentieux impliquant des justiciables non représentés par un avocat présentent un taux d’abandon jusqu’à trois fois supérieur

Ces abandonsprocéduraux posent un problème d’égalité devant la justice, les justiciables les plus vulnérables ou les moins informés étant les principales victimes de ces ruptures dans la continuité judiciaire.

Stratégies procédurales pour prévenir l’abandon des instances

Face aux risques d’abandon procédural consécutifs à la suppression d’une juridiction, différentes stratégies préventives peuvent être déployées par les praticiens du droit et les justiciables. Ces approches visent à sécuriser la continuité des instances et à garantir l’effectivité du droit d’accès au juge.

La première stratégie consiste en une veille juridique anticipative. Les réformes de l’organisation judiciaire font généralement l’objet d’une préparation législative ou réglementaire étalée dans le temps. Les avocats doivent anticiper ces changements pour adapter leur stratégie procédurale. Par exemple, lors de l’annonce de la suppression des tribunaux des affaires de sécurité sociale, certains praticiens ont accéléré le traitement des dossiers pour obtenir des jugements avant la disparition effective de ces juridictions. Cette approche proactive permet d’éviter les incertitudes liées au transfert des procédures.

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Une deuxième stratégie repose sur la sécurisation documentaire des procédures. Il est recommandé de constituer systématiquement un dossier complet comportant des copies certifiées conformes de toutes les pièces de procédure. Dans un arrêt du 11 avril 2019 (n°17-27.910), la Cour de cassation a reconnu la valeur probante des copies certifiées en cas de perte du dossier original lors d’un transfert entre juridictions. Cette précaution permet de reconstituer le dossier si nécessaire et de poursuivre l’instance sans délai.

L’utilisation des moyens électroniques de communication constitue une troisième stratégie efficace. Le Réseau Privé Virtuel des Avocats (RPVA) et le Télérecours administratif permettent de sécuriser les échanges avec les juridictions et de conserver une trace électronique des actes de procédure. L’article 748-1 du Code de procédure civile consacre la validité des envois par voie électronique, offrant ainsi une garantie supplémentaire en cas de réorganisation judiciaire.

Face à une suppression effective de juridiction, plusieurs actions procédurales peuvent être entreprises :

  • La demande formelle de réattribution du dossier adressée au président de la juridiction nouvellement compétente
  • L’intervention volontaire dans la procédure transférée pour manifester l’intérêt persistant à agir
  • La demande de fixation d’audience pour réactiver une procédure en sommeil

Ces démarches proactives permettent d’éviter que l’inertie administrative ne conduise à un abandon de fait de la procédure. La jurisprudence reconnaît d’ailleurs la valeur de ces diligences pour interrompre le délai de péremption, comme l’a rappelé la première chambre civile de la Cour de cassation dans un arrêt du 9 janvier 2020 (n°18-24.513).

En cas de difficulté persistante, le recours aux mécanismes de régulation des conflits de compétence s’avère précieux. L’article 96 du Code de procédure civile permet au juge de renvoyer l’affaire devant la juridiction compétente lorsqu’il se déclare incompétent. Ce mécanisme évite que le justiciable ne se trouve confronté à un déni de justice résultant d’un conflit négatif de compétence. De même, la question prioritaire de compétence, instaurée par le décret n°2020-1452 du 27 novembre 2020, permet de trancher rapidement les questions de compétence entre juridictions.

Enfin, certains praticiens recommandent, en cas d’incertitude majeure, d’opter pour une stratégie de double saisine des juridictions potentiellement compétentes. Si cette approche peut sembler contraire au principe de l’interdiction des procédures parallèles, la jurisprudence tend à l’admettre dans le contexte particulier des réformes judiciaires. Ainsi, dans un arrêt du 18 juin 2020 (n°19-13.401), la deuxième chambre civile de la Cour de cassation a refusé de sanctionner une double saisine motivée par l’incertitude légitime sur la juridiction compétente suite à une réforme.

Ces stratégies procédurales, bien que diversifiées, partagent un objectif commun : maintenir vivante l’instance malgré les bouleversements institutionnels et éviter que des considérations purement organisationnelles ne privent les justiciables de leur droit fondamental d’accès au juge.

Vers une réforme des transferts juridictionnels : perspectives d’évolution

Les difficultés récurrentes liées aux transferts de procédures suite aux suppressions de juridictions appellent une réflexion approfondie sur les évolutions nécessaires du cadre juridique. Plusieurs pistes de réforme émergent, tant des travaux parlementaires que des propositions doctrinales, visant à sécuriser davantage les procédures en cours lors des restructurations judiciaires.

La première perspective concerne l’amélioration du cadre normatif des transferts. Le rapport d’information déposé par la Commission des lois de l’Assemblée nationale en décembre 2021 préconise l’adoption d’une loi-cadre sur les transferts juridictionnels, qui définirait précisément les modalités de transmission des dossiers, les obligations d’information des parties et les garanties procédurales applicables. Cette approche permettrait d’harmoniser les pratiques et d’éviter les disparités observées lors des précédentes réformes.

Une autre proposition majeure vise à créer un mécanisme d’alerte automatisé pour les justiciables concernés par un transfert de procédure. Ce dispositif, qui pourrait s’appuyer sur la plateforme numérique du ministère de la Justice, informerait individuellement chaque partie de la nouvelle juridiction compétente et des démarches à accomplir pour poursuivre l’instance. Le Défenseur des droits, dans son rapport annuel 2020, a souligné l’importance d’une telle information pour prévenir les abandons involontaires de procédure.

La numérisation des procédures constitue un levier majeur de sécurisation des transferts. Le projet de Procédure Civile Numérique (PCN), en cours de déploiement, devrait faciliter considérablement la continuité des instances en cas de suppression de juridiction. La dématérialisation des dossiers permet leur transfert instantané et sans risque de perte, tandis que l’identifiant national de justice garantit la traçabilité des procédures. Cette évolution technologique répond aux préoccupations exprimées par le Conseil national des barreaux dans sa résolution du 4 février 2022 sur la continuité du service public de la justice.

Sur le plan procédural, plusieurs innovations sont envisagées :

  • La création d’un juge des transferts au sein de chaque cour d’appel, spécifiquement chargé de superviser les réattributions de compétences
  • L’instauration d’une suspension légale des délais procéduraux pendant une période transitoire après la suppression d’une juridiction
  • La mise en place d’un recours spécifique contre les décisions implicites ou explicites de refus de transfert

Ces mécanismes procéduraux viseraient à éviter que des considérations techniques ne privent les justiciables de leur droit d’accès au juge. La doctrine souligne que ces garanties pourraient s’inspirer du droit comparé, notamment du modèle allemand qui prévoit un système élaboré de transfert automatique avec notification individuelle aux parties.

Une approche plus radicale consisterait à limiter les suppressions de juridictions en privilégiant les réorganisations fonctionnelles plutôt que géographiques. La Conférence nationale des premiers présidents de cour d’appel a ainsi proposé, dans sa contribution aux États généraux de la justice de 2021-2022, de maintenir des antennes judiciaires dans les territoires concernés par une suppression de juridiction. Ces structures légères permettraient d’assurer la continuité des procédures tout en réalisant les économies d’échelle recherchées.

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Au niveau européen, le Conseil de l’Europe a adopté en octobre 2021 des lignes directrices sur l’organisation et l’accessibilité des tribunaux. Ce document recommande aux États membres de prévoir des dispositions transitoires adéquates lors des réformes judiciaires, incluant des mesures spécifiques pour éviter l’abandon des procédures en cours. L’influence de ces standards européens pourrait encourager une évolution du droit français vers une meilleure protection des justiciables lors des réorganisations judiciaires.

Les perspectives économiques et budgétaires laissent présager de nouvelles réformes de la carte judiciaire dans les années à venir. La loi de programmation pour la justice 2023-2027, en préparation, envisage déjà certains ajustements territoriaux. Il apparaît donc fondamental d’intégrer dès à présent des garanties renforcées contre les abandons de procédure, afin que la modernisation de la justice ne se fasse pas au détriment des droits des justiciables.

Ces évolutions potentielles témoignent d’une prise de conscience collective de l’importance de sécuriser les transitions juridictionnelles. Elles s’inscrivent dans une démarche plus large visant à concilier les nécessaires adaptations organisationnelles du système judiciaire avec la garantie fondamentale d’un accès effectif et continu au juge.

Les défis pratiques de la continuité judiciaire à l’ère des restructurations

Au-delà des considérations juridiques, la question de l’abandon de procédure suite à la suppression d’une juridiction soulève des défis pratiques considérables pour tous les acteurs du système judiciaire. Ces défis se manifestent tant dans l’organisation matérielle des transferts que dans les relations avec les justiciables.

Le premier défi concerne la gestion logistique des dossiers physiques. Malgré les avancées de la dématérialisation, de nombreuses procédures reposent encore sur des supports papier, particulièrement dans les contentieux anciens. Lors de la suppression d’une juridiction, le transfert de ces archives vivantes représente un enjeu majeur. La Cour des comptes, dans son rapport public annuel 2019, a souligné les difficultés rencontrées lors de la fusion des tribunaux d’instance et de grande instance, avec des retards significatifs dans le traitement des dossiers et des pertes documentaires estimées à près de 3% des procédures en cours.

Le défi humain et organisationnel est tout aussi important. Les personnels des greffes doivent s’approprier des dossiers qu’ils n’ont pas initiés, dans des contentieux parfois spécialisés. L’Union Syndicale des Magistrats a régulièrement alerté sur le manque de formation et d’accompagnement lors des transferts de compétences. Cette discontinuité dans le suivi des dossiers peut conduire à des retards de traitement, voire à des classements administratifs abusifs de procédures jugées trop complexes à reprendre, comme l’a révélé une enquête interne du ministère de la Justice en 2018.

Le défi de la communication avec les justiciables constitue un facteur majeur d’abandon des procédures. L’information sur les transferts de compétences est souvent insuffisante, particulièrement pour les justiciables non assistés par un avocat. Le système d’information actuel ne permet pas toujours d’identifier et de contacter efficacement toutes les parties concernées. Cette situation affecte principalement les justiciables vulnérables – personnes âgées, précaires ou en situation de handicap – qui peuvent se trouver désorientés face aux changements institutionnels.

Ces difficultés pratiques se manifestent différemment selon les types de contentieux :

  • En matière familiale, l’interruption du suivi des dossiers peut avoir des conséquences graves sur des situations personnelles déjà fragiles
  • Dans le contentieux social, les délais supplémentaires induits par les transferts peuvent aggraver la précarité des demandeurs
  • En matière pénale, les risques de prescription de l’action publique soulèvent des questions d’impunité

Face à ces défis, certaines juridictions innovantes ont développé des pratiques exemplaires. Le tribunal judiciaire de Lyon a ainsi mis en place une cellule de continuité procédurale lors de l’absorption du tribunal d’instance, chargée d’identifier les dossiers sensibles et d’assurer un suivi personnalisé. Cette initiative a permis de réduire significativement le taux d’abandon des procédures transférées.

Le rôle des auxiliaires de justice s’avère déterminant pour assurer la continuité des procédures. Les avocats, huissiers et experts judiciaires constituent souvent le seul lien stable dans une procédure affectée par une réorganisation juridictionnelle. La Conférence des Bâtonniers a élaboré en 2020 un guide pratique destiné aux avocats confrontés à des transferts de procédures, recensant les bonnes pratiques et les écueils à éviter.

L’impact territorial des suppressions de juridictions ne peut être négligé. L’éloignement géographique de la nouvelle juridiction compétente peut constituer un obstacle matériel à la poursuite des procédures, particulièrement dans les zones rurales ou mal desservies par les transports publics. Une étude du Sénat publiée en janvier 2022 montre une corrélation entre la distance supplémentaire à parcourir suite à une suppression de juridiction et le taux d’abandon des procédures. Cette réalité géographique souligne l’importance des dispositifs de justice de proximité et des audiences foraines pour maintenir l’accès au juge.

La transformation numérique de la justice offre des solutions prometteuses pour surmonter ces défis pratiques. Le développement des audiences par visioconférence, consacré par l’article L.111-12 du Code de l’organisation judiciaire, permet de maintenir la continuité des procédures malgré l’éloignement géographique. De même, les points-justice numériques, déployés dans les territoires, offrent aux justiciables un accompagnement pour leurs démarches dématérialisées.

Ces défis pratiques appellent une approche holistique, intégrant considérations juridiques, organisationnelles et humaines. La réussite des transferts juridictionnels ne dépend pas uniquement de la qualité des textes, mais aussi de l’anticipation des difficultés concrètes et de la mobilisation de tous les acteurs du système judiciaire pour garantir que la réorganisation institutionnelle ne se traduise pas par un recul de l’accès au droit.